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Au fil des questions au programme d'histoire-géographie des classes de lycée. Des commentaires, exercices, rappels, ...

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samedi 12 mai 2012

La mémoire de la Résistance dans les manuels scolaires (1)


Extrait d'un manuel scolaire de l’école primaire de 1956 sur la résistance.

« La Deuxième Guerre Mondiale. La Résistance.
En juin 1940, les Allemands font prisonnière presque toute l'armée française. Ils envahissent la France tout entière. La plus grande partie de la France reste ensuite occupée pendant quatre ans par les troupes ennemies. Le reste du pays est dirigé par un nouveau gouvernement établi à Vichy. Le gouvernement de Vichy collabore avec les Allemands, c'est-à-dire qu'il accepte de gouverner sous leur contrôle.
Un chef français, le général de Gaulle, a réussi à quitter la France et s'est installé à Londres en Angleterre. Il avertit par radio les Français : « La guerre, déclare-t-il, n'est pas finie. Continuez à combattre l'ennemi. » Des milliers de Français courageux organisent alors, en France même, la Résistance. Ils se réfugient dans le maquis, c'est-à-dire dans les forêts et dans les montagnes. Leurs petits groupes, mal équipés et mal armés, attaquent avec héroïsme les troupes et les convois allemands.
Résumé de la leçon : Les Français sont vaincus par les Allemands en 1940, au début de la Deuxième Guerre Mondiale. La France est occupée. Mais de Gaulle ordonne aux Français de continuer la guerre. Les résistants attaquent les convois allemands. »

Source : A. Bonifacio, P. Maréchal, Histoire de France, cours élémentaire et moyen, Hachette, 1956.

Questions :


1.  Que peut-on dire de la façon dont la Résistance française et le général de Gaulle sont présentés dans ce document ?
2.  Quels acteurs de cette période de l'histoire de France sont absents ou peu évoqués ?
3.  En quoi ce document est-il un outil au service de la construction  de la mémoire de la guerre ?
4. Quelles évolutions majeures cette vision de l'histoire de la France dans la guerre connaîtra-t-elle dans les décennies suivantes ?

Les manuels scolaires sont des outils pertinents pour étudier les mémoires de la Seconde Guerre mondiale en France, et particulièrement celles de la Résistance. Pourquoi? Parce qu'ils proposent une vision simplifiée des mémoires officielles, des mémoires dominantes, de celles dont le pouvoir en place entend qu'elles soient transmises aux générations qui n'ont pas connu la guerre. 
Ici est proposé à l'étude un extrait d'un manuel destiné aux plus jeunes ( école primaire) en 1956, soit pendant la IV République, un peu plus de 10 ans après la fin du conflit. De Gaulle n'est alors pas au pouvoir, mais la mémoire gaulliste de la Seconde Guerre mondiale et de la Résistance inspire très largement la représentation du conflit livrée aux enfants. 

( Question 1 ) Le texte se compose de deux paragraphes : le premier fait état de la défaite, de l'occupation du territoire et de l'existence d'un gouvernement qui fait le choix de la collaboration (le gouvernement de Vichy) ; le second, présenté comme une antithèse du premier, met en évidence le rôle de la Résistance et de De Gaulle. Le général de Gaulle est posé comme l'initiateur de la Résistance. Il est celui qui fait le choix de l'exil ( "il quitte la France") - et ce lorsque la solution de l'armistice est adoptée par le gouvernement, choix qui est présenté ici comme un choix courageux. Il est aussi celui qui "avertit (...) les Français" : le texte fait évidemment allusion à l'appel du 18 juin 1940, puis aux autres appels lancés depuis Londres et la BBC par le Général aux Français pour inviter à la Résistance contre l'ennemi. Conséquence de cet appel selon le manuel scolaire, "des milliers de Français courageux organisent alors, en France même, la Résistance". La résistance intérieure est donc posée comme la résultante de l'impulsion donnée, depuis Londres, par le général de Gaulle. La vision qui est donnée de la Résistance est celle d'une résistance masculine, militaire ("ils attaquent", "le maquis"), héroïque ("des milliers" - mais la France compte 40 millions d'habitants - qui forment des "petits groupes mal équipés et mal armés"). C'est l'armée de l'ombre qui est montrée, celle que mettras en scène le film éponyme de Jean Pierre Melville (1969), celle dont le film de René Clair, La bataille du rail, avait glorifié en 1946. 



(Question 2). De toute évidence, une telle démonstration, de plus effectuée dans un espace très limité, ne peut que passer sous silence certains acteurs. Il faut d'abord insister sur le fait que Vichy est néanmoins évoqué ( contrairement à la vision caricaturale - à laquelle certains aboutissent parfois -  selon laquelle l'évocation de la Résistance impliquerait un silence total sur Vichy) . Pétain n'est pas nommé, mais la collaboration de Vichy est mentionnée, même si elle est présentée - ce que les historiens contrediront plus tard - comme une collaboration subie et non comme une collaboration choisie. 
Pétain, procès devant la Haute Cour de Justice, 1945

Trois acteurs majeurs sont complètement absents, ou peu s'en faut, du résumé proposé. 
D'abord, les armées alliées (Etats-Unis, URSS, Royaume-Uni), dont le rôle essentiel à la Libération du territoire n'est pas même évoqué. Ce silence rehausse évidemment le rôle prêté à la Résistance, qui apparaît comme le seul acteur de la Libération. 
Débarquement de Normandie, 6 juin 1944


Deuxième absent, du moins nommément : les différents mouvements formant la Résistance intérieure, et particulièrement les communistes. Alors que les communistes sont alors à l'origine d'une mémoire spécifique de la Résistance, insistant sur le rôle majeur qu'ils ont joué ( le Parti des fusillés), les résistants sont présentés dans le manuel sous la seule étiquette de "Français". C'est important parce que cela souligne la volonté de rassemblement qui a présidé à la construction de la mémoire gaulliste. 
Parti communiste, affiche d'octobre 1945, à l'occasion des législatives
Enfin le texte évoque seulement le combat mené contre l'occupation, mais pas les victimes de ce combat - les fusillés, les déportés de répression - non plus que celles de la politique de persécution menée sur le territoire : Juifs, tsiganes. La vision proposée est vraiment militaire : seuls les combattants, réguliers ou non, en capacité de se battre ou non ( les prisonniers de guerre ), sont mentionnés. 

(Question 3) Ce document est donc un outil au service de la construction de la mémoire de la guerre, puisqu'il propose une représentation de la guerre à destination d'un public d'enfants qui ne l'ont pas connue - mais dont les parents, eux, l'ont vécue. Le manuel scolaire joue un rôle majeur dans la transmission des visions dominantes que l'on choisit de donner de l'événement. Il est à la fois le témoin des connaissances de l'époque ( peu de recherches historiennes alors sur Vichy, les archives étant fermées ; une histoire de la guerre et de la Résistance qui est, pour beaucoup, le fait des acteurs et témoins ), et le témoin des visions dominantes, de celles que le pouvoir en place entend transmettre.

(Question 4) Cette vision de la France dans la guerre va connaître des évolutions majeures. 
D'abord, à partir des années 1970, le rôle de Vichy va être précisé sous l'impulsion d'abord d'historiens étrangers comme Robert Paxton ( La France de Vichy, 1973), relayé par des historiens français dans les années 1970 et 1980 surtout. La vision de Vichy s'enrichit et se précise. C'est un Etat collaborateur - ce que l'on savait et disait déjà depuis le procès de Pétain par la Haute Cour de Justice en 1945 - , qui a fait le choix de la collaboration. C'est par ailleurs un Etat fort, qui s'apparente à une monarchie personnelle et a totalement rompu avec la tradition républicaine et démocratique. C'est enfin un régime antisémite qui a participé à la mise en oeuvre de la Solution Finale. 
Ensuite, il faut noter que les années 1970 sont celles du réveil de la mémoire de la Shoah, qui prend bien sûr la forme d'un recueil des témoignages et de l'apparition de cette mémoire au cinéma, mais qui prend aussi la forme du travail des historiens. Les premiers travaux émanent de chercheurs isolés ( comme le couple Klarsfeld à l'origine de la première liste des déportés juifs partis de France). Ils sont relayés ensuite par des travaux émanant des structures institutionnelles de recherche ( citons par exemple les travaux récents sur la spoliation des biens juifs pendant la guerre). 








Robert Paxton, La France de Vichy, Seuil, 1973
Serge Klarsfeld, Le mémorial de la déportation des Juifs de France, 1978
La persécution des Juifs de France (1940-1944) et le rétablissement de la légalité républicaine. Recueil des textes officiels , ouvrage réalisé sous la direction de Claire Andrieu, avec la participation de Serge Klarsfeld et Annette Wieviorka, et la collaboration de Olivier Cariguel et Cécilia Kapitz. Avec cédérom. Mission d’étude sur la spoliation des Juifs de France, Paris, La Documentation Française, 2000, 530 p. 

vendredi 11 novembre 2011

Regards d'écrivains sur l'Allemagne nazie

L'Allemagne nazie ... l'expression évoque d'abord le régime hitlérien, la mise en oeuvre de la Solution finale, une société enrégimentée, un passé difficile à assumer ... Mais l'Allemagne nazie est aussi le foyer d'une résistance ordinaire, d'une résistance des humbles. C'est de cette résistance ordinaire que traite le roman de Hans Fallada, paru en 1947 ( après le décès de son auteur), intitulé Seul dans Berlin ( Jeder stirbt fûr sich allein).

Seul dans Berlin raconte l'itinéraire d'un couple allemand, le couple Quangel, un couple ordinaire, jusque là membre du Parti, dont le fils Otto est parti se battre pour le régime sur le front de l'Est, et qui, peu à peu, bascule dans la remise en cause, accepte l'idée de s'opposer, et passe à l'acte, en l'occurrence, une résistance au quotidien, qui consiste à glisser sous les portes des appartements des messages anti-hitlériens. Pour Primo Levi, Seul dans Berlin est l'un des plus beaux livres sur la résistance antinazie. 


"–Otto est mort Trudel !Du fond du cœur de Trudel monte le même « Oh ! » profond qu’il a eu lui aussi en apprenant la nouvelle. Un moment, elle arrête sur lui un regard brouillé de larmes. Ses lèvres tremblent. Puis elle tourne le visage vers le mur, contre lequel elle appuie le front. Elle pleure silencieusement. Quangel voit bien le tremblement de ses épaules, mais il n’entend rien.« Une fille courageuse ! se dit-il. Comme elle tenait à Otto !… A sa façon, il a été courageux, lui aussi. Il n’a jamais rien eu de commun avec ces gredins. Il ne sest jamais laissé monter la tête contre ses parents par la Jeunesse Hitlérienne. Il a toujours été contre les jeux de soldats et contre la guerre. Cette maudite guerre !… »Quangel est tout effrayé par ce qu’il vient de penser. Changerait-il donc, lui aussi ? Cela équivaut presque au « Toi et ton Hitler » d’Anna.Et il s’aperçoit que Trudel a le font appuyé contre cette affiche dont il venait de l’éloigner. Au-dessus de sa tête se lit en caractère gras :AU NOM DU PEUPLE ALLEMANDSon front cache les noms des trois pendus.Et voilà qu’il se dit qu’un jour on pourrait fort bien placarder une affiche du même genre avec les noms d’Anna, de Trudel, de lui-même… Il secoue la tête, fâché… N’est-il pas un simple travailleur manuel, qui ne demande que sa tranquillité et ne veut rien savoir de la politique ? Anna ne s’intéresse qu’à leur ménage. Et cette jolie fille de Trudel aura bientôt trouvé un nouveau fiancé…Mais ce qu’il vient d’évoquer l’obsède :« Notre nom affiché au mur ? pense-t-il, tout déconcerté. Et pourquoi pas ? Etre pendu n’est pas plus terrible qu’être déchiqueté par un obus ou que mourir d’une appendicite… Tout ça n’a pas d’importance… Une seule chose est importante : combattre ce qui est avec Hitler… Tout à coup, je ne vois plus qu’oppression haine, contrainte et souffrance !… Tant de souffrance !… « Quelques millier » , a dit Borkhausen ce mouchard et ce lâche… Si seulement il pouvait être du nombre !… Qu’un seul être souffre injustement, et que, pouvant y changer quelque chose, je ne le fasse pas, parce que je suis lâche et que j’aime trop ma tranquillité… »Il n’ose pas aller plus avant dans ses pensées. Il a peur, réellement peur, qu’elles ne le poussent implacablement à changer sa vie, de fond en comble.Au lieu de cela, il contemple de nouveau ce visage de jeune fille au-dessus duquel on lit AU NOM DU PEUPLE ALLEMAND. Elle ne devrait pas pleurer ainsi, appuyée justement à cette affiche !… Il ne peut résister à la tentation ; il écarte son épaule du mur et dit, aussi doucement qu’il peut :–Viens, Trudel. Ne reste pas appuyée contre cette affiche !Un moment, elle regarde sans comprendre le texte imprimé. Ses yeux sont de nouveau secs, ses épaules ne tremblent plus. Puis la vie revient dans son regard. Ce n’est plus un éclat joyeux, comme lorsqu’elle s’avançait dans ce couloir ; c’est un feu sombre, à présent. Avec fermeté et douceur à la fois, elle pose la main à l’endroit où se lit le mot « pendaison » :–Je n’oublierai jamais, dit-elle, que c’est devant une de ces affiches que j’ai sangloté à cause d’Otto… Peut-être mon nom figurera-t-il aussi un jour sur un de ces torchons.Elle le regarde fixement. Il a le sentiment qu’elle ne comprend pas toute la portée de ce qu’elle dit. (Pages 34-36)



Hans Fallada - de son vrai nom Rudolf Ditzen - est un écrivain allemand né en Poméranie. Il a travaillé dans l'agriculture, l'édition, le journalisme, avant de pouvoir vivre de sa plume. C'est son deuxième roman : Kleiner Mann, was nun ? ( Et puis après? ), publié en 1932, qui lui confère une notoriété internationale. Le roman évoque l'itinéraire d'un jeune comptable, besogneux et honnête, que la crise économique fait plonger dans l'engrenage du chômage et de la misère. Avec ce roman, Fallada/Ditzen devient un chef de file du mouvement réaliste de la Neue Sachlichkeit ( mouvement qui compte des écrivains allemands tels Erich Kästner, Erich Maria Remarque)
Avec la prise de pouvoir de Hitler ( 1933), Fallada se retire sur ses terres de Feldberg ( Mecklembourg) où il se tient à l'écart de la vie publique. En 1944, il entame la rédaction de son roman Der Trinker ( Le Buveur) qui rappelle le parcours de l'auteur, lui-même alcoolique et morphinomane. 


Pour en savoir plus sur l'auteur ( site en anglais ) 

Sources : 
http://mondalire.pagesperso-orange.fr/seul_dans_berlin.htm#hp
http://kirjasto.sci.fi/hfallada.htm

mercredi 22 juin 2011

Jorge Semprun, itinéraire d'un éternel résistant (1923-2011)


Jorge Semprun est mort le 7 juin 2011 à Paris. Il avait fait de la France son pays d'adoption et de la langue française, la langue de ses écrits. En 1996, il avait été admis à l'Académie Goncourt. 
Le général Franco, 1936
  • Fuir le franquisme : La France, patrie d'adoption...

Jorge Semprun est né le 10 décembre 1923 à Madrid dans une famille bourgeoise : son père est avocat et professeur de droit. Catholique pratiquant, il est néanmoins partisan de la jeune république espagnole portée au pouvoir en 1931, et du gouvernement de Front populaire créé en 1936 en Espagne.  En 1937, pendant la guerre d'Espagne, la famille de Jorge Semprun s'exile en France. A Paris, il suit sa scolarité ( au lycée Henri IV). Il a 16 ans en avril 1939 lorsque le général Franco annonce la fin de la guerre civile espagnole, dont il sort vainqueur. En septembre 1939,  la France déclare la guerre à l'Allemagne hitlérienne, donc au pays qui a armé les combattants franquistes. Jorge Semprun ne peut que partager la cause française. 

Mais, côté français, l'entrée en guerre contre l'Allemagne est une entrée en guerre à reculons : pas de combats déclenchés sur le front occidental, une "drôle de guerre" derrière la ligne Maginot, et, par contre, une lutte ouverte déclenchée contre l'ennemi de l'intérieur : le communiste. Le Parti communiste ( conséquence de la signature du pacte germano-soviétique en août 1939) est dissous. 
Buchenwald
En mai-juin 1940, la défaite entraîne l'instauration du régime de Vichy, qui fait le choix de la collaboration avec l'Allemagne. Jorge Semprun, alors âgé de 18 ans, fait précocement le choix de la résistance. Il participe - il est alors jeune lycéen - à la manifestation du 11 novembre 1940. Puis, il s'engage au côté des forces communistes : en 1941 ( alors qu'il est étudiant en philosophie à la Sorbonne), il adhère à l'organisation communiste des Francs Tireurs et Partisans. Son engagement résistant lui vaut la déportation. En 1943, il est arrêté par la Gestapo et envoyé au camp de concentration de Buchenwald.
http://www.ina.fr/video/I05276515/jorge-semprun-sur-buchenwald.fr.htm

  • Lutter contre le franquisme après-guerre
Jorge Semprun rentre à Paris en 1945, après le "grand voyage" (c'est le titre du premier livre   de Jorge Semprun, publié en 1963) qu'est la déportation. Jusqu'en 1952, il sera traducteur auprès de l'Unesco. Il reste un militant. Le franquisme est sorti intact de la guerre et continue à imposer sa marque à l' Espagne.   C'est au sein du parti communiste qu'il continue la lutte contre cette dictature : à partir de 1953, il coordonne les activités clandestines de résistance au régime de Franco au nom du Comité Central du Parti communiste espagnol en exil puis il entre au Comité Central et au bureau politique. De 1957 à 1962, il anime le travail clandestin du parti communiste dans l'Espagne de Franco sous le pseudonyme de Frederico Sanchez. 
L'année 1963 marque un tournant majeur dans son itinéraire. D'abord parce qu'il reçoit le prix Formentor pour "Le grand voyage", premier texte qui narre le voyage du déporté vers l'univers concentrationnaire, et qui le fait connaître du grand public. Ensuite, parce que ses prises de position lui valent d'être exclu du Parti (en 1964). On est alors en pleine guerre froide, et le Parti communiste ne supporte aucune divergence.

  • "L'écriture ou la vie"...
La rupture avec le Parti communiste marque un véritable tournant. Désormais, Jorge Semprun se consacre à son travail d'écrivain et de scénariste. La plupart de ses oeuvres sont écrites en français et ses qualités d'écrivain lui vaudront la reconnaissance de ses pairs ( prix littéraires de renom, français comme étrangers, mais aussi élection à l'Académie Goncourt en 1996). Son parcours militant, son renom comme écrivain, lui valent aussi d'être appelé à occuper le ministère de la Culture (entre 1988 et 1991)  dans une Espagne enfin libérée du franquisme (la mort de Franco en novembre 1975 permet le rétablissement d'un état de droit en Espagne) et gouvernée par les socialistes ( gouvernement Felipe Gonzalez). 
L'expérience concentrationnaire est au coeur de son oeuvre littéraire. En 1994, l'écriture ou la vie lui est ainsi consacré, ainsi qu'à l'expérience du retour. 
"Quant à moi, je me souviens vraiment du 8 mai 1945. Ce n’est pas une simple date pour manuels scolaires. Je me souviens du ciel radieux, de la blondeur des filles, de la ferveur des multitudes. Je me souviens de l’angoisse des familles en grappes affligées à l’entrée de l’hôtel Lutétia, attendant des proches non encore revenus des camps. Je me souviens d’une femme aux cheveux grisonnants, au visage encore lisse et juvénile, qui était montée dans le métro à la station Raspail. Je me souviens qu’un remous des voyageurs l’avait poussée près de moi. Je me souviens qu’elle a soudain remarqué ma tenue, mes cheveux ras, qu’elle a cherché mon regard. Je me souviens que sa bouche s’est mise à trembler, que ses yeux se sont remplis de larmes. Je me souviens que nous sommes restés longtemps face à face, sans dire un mot, proches l’un de l’autre d’une inimaginable proximité. Je me souviens que je me souviendrai toute ma vie de ce visage de femme. Je me souviendrai de sa beauté, de sa compassion, de sa douleur, de la proximité de son âme."

( L'écriture ou la vie)

Jorge Semprun à Buchenwald en 1995
Rencontre avec Jorge Semprun, à l'occasion de la parution de L'Écriture ou la vie (1994)  : ( interview sur le site de Gallimard)
  L'Écriture ou la vie... Ce « ou » est-il exclusif ?
  Jorge Semprun  Quand je suis rentré de Buchenwald, à la fin d'avril 1945, j'avais un peu plus de vingt ans. Depuis l'âge de sept ans, j'avais décidé d'être écrivain. Dès mon retour, j'ai donc voulu écrire sur l'expérience que je venais de vivre. Quelques mois plus tard, après avoir écrit, réécrit et détruit des centaines de pages, je me suis rendu compte qu'à la différence d'autres expériences, notamment celles de Robert Antelme et surtout de Primo Levi, qui se sont dégagés de l'horreur de la mémoire par l'écriture, il m'arrivait précisément l'inverse. Rester dans cette mémoire, c'était à coup sûr ne pas aboutir à écrire un livre, et peut-être aboutir au suicide. J'ai donc décidé d'abandonner l'écriture pour choisir la vie, d'où ce titre. Et ce « ou ».
  Comment est-il possible de choisir la vie en renonçant précisément à ce qui fait sa vie ?
  Jorge Semprun  C'était un choix terrible pour continuer à exister, j'ai dû cesser d'être ce que je voulais être le plus. Et j'ai tenu pendant dix-sept ans. J'ai pratiqué une sorte de thérapie systématique, parfois brutale, de l'oubli. Et j'y suis parvenu au point d'entendre des anciens déportés parler des camps sans avoir conscience que moi aussi j'étais des leurs. J'écoutais leurs récits comme des témoignages extérieurs. En même temps, les plus petites choses pouvaient faire rejaillir les souvenirs. 
  Qu'est-ce qui a déclenché le retour à l'écriture ?
  Jorge Semprun  Lorsque j'étais dirigeant du Parti communiste espagnol, il m'est arrivé, en 1961, de me retrouver bloqué dans un appartement clandestin de Madrid, dont je n'ai pu sortir pendant toute une semaine en raison des menaces policières. Tous ces jours-là, j'ai passé mon temps à écouter les récits du maître de maison. Il avait été interné à Mauthausen, mais ignorait que j'avais été moi-même déporté. Plus je l'écoutais, plus je trouvais qu'il racontait très mal, qu'il était impossible de comprendre de quoi il parlait. Et tout à coup, au terme de cette semaine, la mémoire m'est revenue et j'ai écrit, très vite, Le Grand Voyage. Dès qu'il a été publié, mon rapport au passé et à la mémoire a basculé. Il est redevenu douloureux et terrifiant. Je suis sorti de l'oubli pour entrer dans l'angoisse.
  Et la genèse de L'Écriture ou la vie ?
  Jorge Semprun — Beaucoup plus tard, en 1987. J'écrivaisNetchaïev est de retour et, un samedi d'avril, je racontais une scène où l'un des personnages du roman se rendait à Buchenwald pour tenter de retrouver un compagnon de résistance déporté. Tout cela devait tenir en deux pages. Ce jour-là, l'écriture a dérapé complètement. Je me suis retrouvé en train d'écrire, à la première personne, un autre livre : c'étaient les premières pages de L'Écriture ou la vie. L'inconscient, ou je ne sais quoi, m'avait joué un curieux tour : ce samedi 11 avril était l'anniversaire de la libération de Buchenwald, et la première nouvelle entendue le lendemain fut l'annonce du suicide de Primo Levi... Dans ces conditions, il me fallait évidemment mener ce livre à son terme. Cela m'a pris très longtemps.
  Êtes-vous ainsi parvenu au bout de la mémoire ?
  Jorge Semprun  À partir du moment où s'accomplit le premier travail de mémorisation, tout revient peu à peu. Mais je me suis aperçu que j'avais tellement oublié que certains souvenirs, que je sais présents, restent à retrouver. Je peux aller encore plus loin.
  • Bibliographie et filmographie



1963 Le grand voyage Gallimard, roman, prix Formentor
1967 L'évanouissement Gallimard, roman
1969 La deuxième mort de Ramon MercaderGallimard, roman, prix Fémina
1986 La montagne blanche Gallimard, roman
1994 L'écriture ou la vie Gallimard, récit, prix Fémina Vacaresco
1998 Adieu, vive clarté... blanche Gallimard
1998 Le retour de Carola Neher Le Manteau d’Arlequin, Gallimard
2002 Le mort qu'il faut Gallimard
2004 Vingt ans et un jour Gallimard, Collection Du monde entier, traduction de l'espagnol par Serge Mestre
Autobiographie de Federico Sanchez, réédité en Points-Seuil en 1996
1980 Quel beau dimanche! Grasset
1991 L'Algarabie Fayard, réédité chez Gallimard Folio en 1997
1991 Netchaïev est de retour Lattès
1993 Federico Sanchez vous salue bien Grasset
1995 Mal et modernité Climats
2002 Les sandales Mercure de France
2003 Veinte anos y un dia Tusquets, Barcelone
Filmographie : 
La guerre est finie, d'Alain Resnais, scénario, 1966
Z, de Costa Gavras, scénario, 1969
Stavisky, d'Alain Resnais, scénario, 1974
L'Aveu, de Costa Gavras, d'après A. London, scénario et dialogues de J. Semprun et C. Gavras, 1970
Section Spéciale de C. Gavras, scénario et dialogues de J. Semprun et C. Gavras, 1975
Une femme à sa fenêtre de P. Granier-Deferre, scénario et dialogues de J. Semprun, 1976
Les routes du sud de Joseph Losey, scénario et dialogues de J. Semprun, 1978



Sources
http://www.academie-goncourt.fr/?membre=1016697318
http://www.gallimard.fr/catalog/entretiens/01029405.htm

dimanche 19 juin 2011

Yvette Lundy, Mlle Lundi : Quand la fiction rencontre l'histoire

  • Mlle Lundy/Mlle Lundi

Le film Liberté de Tony Gatlif ( sorti dans les salles en février 2010) évoque l'histoire oubliée des Tsiganes pendant la seconde guerre mondiale. Il met en scène des personnages de fiction, pour certains inspirés de personnages réels. Le personnage féminin, institutrice et secrétaire de mairie,  joué au cinéma par Marie-Josée Croze, est inspiré d'une figure féminine de la résistance marnaise, Yvette Lundy ( dont le nom de famille, à peine modifié, à été conservé dans le film). 
C'est par l'intermédiaire de Delphine Mantoulet, producteur exécutif et compositeur, dont la famille est originaire de Gionges, village marnais où Yvette Lundy était institutrice pendant la 2e guerre mondiale, que le réalisateur Tony Gatlif et l'actrice Marie-Josée Croze ont rencontré Yvette Lundy et ont été fortement impressionnés par sa personnalité. L'histoire relatée dans le film Liberté n'est pas directement celle d'Yvette Lundy qui n'a pas eu l'occasion de protéger, cacher, accueillir des tsiganes chez elle pendant la 2e guerre mondiale – « Le film parle de choses semblables à ce que j'ai vécu, mais ce n'est pas mon histoire »  –  , mais son action résistante a inspiré le personnage de l'institutrice au point de lui donner le nom de « Mademoiselle Lundi ».
  • Une résistance ordinaire : le soutien aux soldats, aux résistants, aux persécutés

Yvette Lundy devant le Mémorial aux martyrs de la
Résistance de Reims, 2005.

Yvette Lundy est désormais une vieille femme qui témoigne. Sur l'engagement résistant qui a été le sien pendant la Seconde Guerre mondiale, sur la déportation - au camp de Ravensbrück - qui en a été le prolongement. 

"Nous habitions au Nord de Reims, pas très loin du camp de Bazancourt où étaient enfermés plus de 3000 soldats français prisonniers, gardés par les Allemands. Certains sont parvenus à s'enfuir et nous en avons recueilli. Il fallait les habiller en civil, les nourrir, leur changer l'identité. Comme j'étais institutrice et secrétaire de mairie, je pouvais faire des fausses cartes. Les cartes d'identité étaient nécessaires pour pouvoir obtenir les cartes d'alimentation à cause du rationnement. Mes frères avaient de la place chez eux et pouvaient héverger plusieurs personnes, moi je ne pouvais en héberger qu'une seule à la fois. J'ai aussi fait des fausses cartes d'identité pour des familles juives, pour des gens qui refusaient de faire le S.T.O. et qui se cachaient . D'autres personnes ont hébergé des aviateurs anglais et américains dont les avions avaient été descendus par la D.C.A et qu'il fallait cacher pour les faire repartir en Angleterre."
( extrait d'un témoignage auprès d'élèves, 2007)

  • Yvette Lundy, une figure de la résistance marnaise
Yvette Lundy avant son arrestation par la Gestapo
Yvette Lundy est née le 22 avril 1916 à Oger dans la Marne. 
En 1938, elle est nommée institutrice à Gionges, où elle fait office de secrétaire de mairie.
 En mai 1940, lors de l'exode, elle quitte le département pour y revenir en juillet 1940. Sous l'Occupation, elle fournit des papiers d’identité et des cartes d’alimentation en particulier à des prisonniers évadés du camp de Bazancourt pris en charge par son frère Georges Lundy, ainsi qu'à une famille juive de Paris.
Elle assure l’hébergement de réfractaires du STO, de résistants traqués et d'équipages alliés pris en charge par le réseau d'évasion Possum.
Arrêtée le 19 juin 1944 à Gionges, elle fait croire lors des interrogatoires qu’elle est fille unique pour protéger ses frères et sœur, également engagés dans la résistance.
Elle est incarcérée à la prison de Châlons-sur-Marne,  puis transférée au camp de Romainville.
 Le 18 juillet 1944, elle est déportée comme résistante à Sarrebruck Neue Bremm, puis à Ravensbrück ( matricule 47 360 ).
Le 16 novembre 1944, elle est transférée à Buchenwald ( matricule 15 208 ) et affectée au kommando deSchlieben où elle est libérée le 21 avril 1945.


Sources : 
http://www.crdp-reims.fr/memoire/enseigner/memoire_deportation/temoins51/lundy.htm#000066
http://www.bddm.org/liv/details.php?id=I.248.#LUNDY

mercredi 27 avril 2011

Résistance et bande dessinée

Le centre d'histoire de la Résistance et de la Déportation ( Lyon) propose (mars-septembre 2011) une exposition sur un sujet peu banal : l'image de la Résistance dans la bande dessinée
Le sujet est novateur : il s'agit de rendre compte de l'évolution de l'image du résistant - et de la Résistance - depuis près de 60 ans de création artistique. Pour rendre compte de cette évolution, l'exposition croise des planches originales ou des extraits d'albums et l'historiographie de la Résistance (c'est-à-dire la façon dont s'écrit l'histoire de la Résistance). Or, cette historiographie a énormément évolué depuis la fin de la seconde guerre mondiale. L'exposition propose donc une approche chrono-thématique, qui permet de suivre l'évolution dans le temps (approche chronologique) de l'image du résistant ( le thème central). 

La vignette choisie pour l'affiche de l'exposition (photo ci-dessus) représente un maquisard surgissant de l'ombre. Elle est extraite de la série "Le capitaine invisible", illustrée par Robert Rigot en 1945 pour le périodique Message aux coeurs vaillants. Elle est exemplaire d'une production artistique largement dominée par des auteurs-acteurs de la seconde guerre mondiale (Robert Rigot, René Brantonne, Jacques Dumas alias Marijac...).


DUPUIS, La Résistance, Hachette, 1983

Cette production artistique véhicule une image archétypale de la Résistance (une résistance armée, celle des combattants de l'ombre) et du résistant : un jeune maquisard, fier et courageux. Dans les années qui suivent la fin de la guerre, l'histoire de la Résistance est, à l'identique, aux mains des témoins et acteurs, dont certains vont être de grands historiens de la Résistance. L'histoire de la Résistance s'intéresse alors essentiellement à son essor, à sa structuration, à ses composantes ( mouvements, réseaux), à ses acteurs majeurs. 
Depuis les années 1990, l'histoire de la Résistance est faite par des historiens qui n'ont pas connu la période des années noires. C'est l'une des raisons pour lesquelles ils en proposent une image renouvelée, attentive à l'ensemble des acteurs du combat résistant (les femmes, les étrangers, les immigrés ...) et à l'ensemble des formes de lutte (la lutte armée, mais aussi la résistance civile - presse clandestine, sabotage industriel... - ou l'aide apportée aux individus pourchassés...).


La bande dessinée se fait l'écho de cette évolution. Plusieurs albums parus dans les années 1990 et 2000 proposent une vision renouvelée de la Résistance et de ses acteurs. 


En témoigne l'album signé Olivier Merle (texte) et Alexandre Tefenkgi (dessins) intitulé Tranquille courage. L'action se déroule en Normandie, au cours des combats qui suivent le débarquement. Un P47 Thunderbolt de l'US Air Force s'écrase non loin de la ferme d'Auguste Briant, paisible père de famille, qui va être amené à accueillir, camoufler, protéger l'aviateur. C'est donc une résistance d'aide qui est au coeur de la narration, qui s'intéresse aux relations qui se nouent entre les deux hommes. 

L



L'album de Derrien et Plumail, intitulé Résistances, dont le premier volume (L'appel) est sorti en 2010, témoigne lui aussi de la force de la mémoire de la Résistance comme de la vision élargie qui s'est imposée. 
"Débâcle humiliante et défaitisme écœurant ont caractérisé le mois de juin 1940 en France. C’est dans ce contexte troublé et indécis que s’inscrit la nouvelle série Résistances, qui devrait compter au total quatre tomes. Une bande dessinée qui ne cherche pas à présenter une vérité unique et indiscutable, mais plutôt à suivre le parcours de trois jeunes Parisiens, déboussolés par l’entrée des troupes de la Wehrmacht dans la capitale. Comme tant d’autres de leurs compatriotes, Sonia, André et Louis prennent le chemin de l’exode. Une fuite désespérée qui les mène jusqu’en Bretagne où André, qui refuse la défaite, décide de s’embarquer pour l’Angleterre. Par conviction ou par amour, ces trois compagnons d’infortune vont par la suite, et chacun à sa manière, entrer en résistance contre l’occupant."
(philippe Peter, France soir, 23 juillet 2010)

Sources : 

http://www.culture.lyon.fr/culture/sections/fr/musees__expositions/actualites/traits_resistants_au_chrd/
Olivier Merle, Alexandre Tefenkgi, Tranquille courage, tomes 1 et 2, éditions Bamboo, 2009 et 2010. 
www.bedetheque.com
http://philippepeter.wordpress.com/category/france-soirculture-divers/