Près d'un mois après avoir chassé Ben Ali, les Tunisois savourent encore leur victoire. Qu'importe « la débandade ». Reportage.
Une tunisienne longe un graffiti, rue de Tunis, 11 février 2011
Dessin et collage de Mohammed sur Ben Ali
Le dessin/collage représente un hydre dont trois têtes sont triomphantes. Sous les photos du Ben Ali souriant, Mohamed a inscrit le nom des pays amis de l'ancien dictateur : France, Arabie saoudite et Etats-Unis. Sous la tête sanguinolente, il a écrit « Tunisie ».
Ce reportage réalisé sur le terrain est très marginal dans une presse presque entièrement consacrée aux migrations de tunisiens à destination de l'Italie, et aux réactions que cela entraîne.
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La presse répond ainsi à la nécessité d'informer, donc de rendre compte de l'événement. Pour autant, elle semble traduire une peur dont une caricature du dessinateur Plantu s'était fait l'écho dans un dessin paru dans Le Monde en date du 9/10 janvier 2011 :
Le contexte était alors totalement différent, puisque Ben Ali semblait indéboulonnable.
Le dessin en question avait alors fait l'objet d'une critique qui mérite d'être relue :
La révolution qui, au terme d'un mois de manifestations, d'émeutes, de répression en Tunisie a mis un terme inattendu au pouvoir dictatorial du président Zine el-Abidine ben Ali a déjà trouvé un surnom : la "révolution du jasmin".
L'appellation fait évidemment référence à la fleur qui participe du charme reconnu à la Tunisie. Elle peut aussi sous-entendre une révolution paisible, pure, enracinée (comme le buisson qui porte les fleurs du jasmin) dans le terreau tunisien.
Paisible? Rien n'est moins évident puisque la révolution qui vient de se produire s'est inscrite dans un climat de grande violence, le pouvoir tunisien ayant fait le choix de répondre aux manifestations par la répression policière. Le bilan officieux serait d'au moins 100 morts. De plus, l'événement déclencheur de la révolution est d'une grande violence : le 17 décembre 2010, un jeune diplômé, vendeur de fruits et légumes à la sauvette, Mohamed Bouazizi, s'est vu confisquer sa marchandise sur les marchés de Sidi Bouzid (voir carte). Suite au refus des autorités d'écouter ses explications, il a fait le choix de s'immoler par le feu sur la place de la Préfecture. Laissé dans un état critique, il est finalement décédé le 4 janvier 2011. D'autres suicides ont suivi, actes de désespoir face à l'autisme du pouvoir politique.
Pure? Il est impossible de le dire, et la question n'a pas forcément grand sens. Qui peut juger de la pureté des motivations d'un mouvement social? Ce qui est certain, c'est que les motivations en question ont été niées par le pouvoir politique, qui a voulu voir dans les manifestations des "incidents isolés", fruit d'une "manipulation politique" et de l'agitation d'une "minorité extrémiste".
C'était nier la réalité des problèmes économiques et sociaux qui frappent la Tunisie ( au même titre que d'autres pays proches ) : le chômage, la cherté de la vie. Le chômage global est en effet estimé à 14%; celui des jeunes diplômés serait de l'ordre du double. Les jeunes - nombreux en Tunisie où le groupe des moins de 15 ans représente encore 27% de l'ensemble de la population - ont, sans doute à juste titre, le sentiment de former une génération sacrifiée.
C'était aussi nier l'aspiration à la démocratie qui a porté la vague de manifestations. Le pouvoir a répondu aux manifestants par la force, la négation, les promesses économiques (création d'emplois, injection de fonds). Il a finalement tenté une réponse politique : dans sa troisième allocution télévisée (le 13 janvier 2011), le président Ben Ali s'engageait à quitter le pouvoir en 2014. C'est-à-dire à ne pas se représenter aux élections présidentielles prévues pour 2014. C'est-à-dire de ne pas briguer un 6ème mandat, après avoir été élu triomphalement en 1989, 1994, 1999, 2004 puis 2009, dans le cadre d'élections sous haute surveillance policière, - ce dont les scores obtenus par le candidat témoignaient amplement (plus de 99% des suffrages). La promesse n'a pas suffi. Et l'ampleur de la contestation, - malgré l'état d'urgence, l'instauration du couvre-feu - a imposé la fuite au dictateur (14 janvier 2011), désormais accueilli en Arabie saoudite.
Extrêmement rapide, la "révolution du jasmin" plonge ses racines dans une situation politique, économique et sociale fortement dégradée depuis les années 1980. Les racines de l'explosion de décembre 2010 sont donc profondes.
Elles s'ancrent dans la haine sourde - et pour cause - à l'égard d'un pouvoir dictatorial teinté de népotisme. Ben Ali était au pouvoir depuis 1987. A l'époque, le président Bourguiba avait commis l'erreur de le nommer premier ministre. Ben Ali l'avait fait déposer pour "sénilité" et avait pris sa place. Son arrivée au pouvoir a semblé coïncider avec une libéralisation du régime : suppression de la présidence à vie (instaurée par Bourguiba à son profit en 1975), pluralisme (existence de plusieurs partis politiques autorisés, à l'exception des islamistes poursuivis)... Mais, si la présidence à vie a été supprimée, dans les faits, le pouvoir de Ben Ali s'est inscrit dans la durée (23 ans). La façade démocratique a permis le développement d'une opposition, dont la création en 2005 du "Collectif du 18 octobre pour les droits et les libertés" (mouvement regroupant les opposants de diverses tendances, y compris les islamistes) signale l'importance. Cette opposition à la fois ouverte (puisque la liberté d'expression est reconnue par la Constitution tunisienne ) et souterraine (puisque dans les faits la surveillance policière dissuade l'expression de l'opposition) : celle des étudiants, des avocats, des journalistes, s'est ralliée au mouvement spontané déclenché par le suicide de Mohamed Bouazizi. Elle a donné à la contestation des armes puissantes, et en particulier, celles des réseaux sociaux et des sites internet de la dissidence. Ce sont eux qui ont fait connaître la violence de la répression.
Vidéo Youtube. Origine Nawaat, principal site de la cyberdissidence
Les racines de la révolution du jasmin plongent aussi, et surtout, dans les difficultés économiques et sociales qui se sont accentuées depuis le début des années 1980. Certes, la Tunisie affiche des résultats économiques flatteurs : une croissance économique soutenue (le taux de croissance du PIB est en moyenne de 4,6% pour les années 2002-2006), un revenu moyen des habitants en progrès (le RNB/ppa frôle les 8 000 $ /hbt)... Elle est de ce fait largement considérée comme un modèle de développement par la communauté internationale. La Tunisie est membre de l'OMC et a signé un accord de libre-échange avec l'Union européenne. Mais ces succès sont d'abord ceux des villes aux dépens des campagnes, ceux du littoral touristique au détriment des campagnes intérieures. Et les difficultés des populations malmenées par le contexte économique ne sont pas nouvelles : en 1983-1984 déjà, Tunis et surtout le sud du pays avaient connu des "émeutes du pain". Depuis, le régime tunisien a résolument fait le choix du libéralisme économique, du libre-échange et de l'inscription dans une économie mondialisée. Ce n'est pas un hasard si la "révolution du jasmin" est partie de l'intérieur des terres ( Sidi Bouzid, Thala, Regueb, Kasserine ) pour gagner ensuite les villes du littoral (Sousse, Sfax).
Tunisie : carte du relief et des principales villes
Sources :
Carte : www.lexilogos.com/tunisie_carte.htm
Site Jeune afrique : données chiffrées, chronologie. www.jeuneafrique.com
"Des tunisiens dans la rue contre le chômage", Le Figaro, 28/12/2010
Chronologie de la Tunisie (1956-2010), L'Express, 11/01/2011
"La "révolution du jasmin" de Sidi Bouzid à la fuite de Ben Ali", Libération, 15/01/2011
Kamel Labidi, "Du protectorat français à la dictature sans fard. La longue descente aux enfers de la Tunisie", Le Monde diplomatique, mars 2006. En ligne : http://www.monde-diplomatique.fr/2006/03/LABIDI/13253