Sous la direction de Jacques Sapir, Frank Stora et Loïc Mahé
Tallandier, Paris, 2010, 588 p.

L'ouvrage intitulé 1940. Et si la France avait continué la guerre est paru en 2010 aux éditions Tallandier. Il confirme l'arrivée en France d'un genre littéraire très prisé chez les anglo-saxons : l'uchronie
"Cet ouvrage est la publication d’une partie d’un projet un peu fou né sur Internet. Cette fiction, qu’on lira comme un roman, n’est pas un récit historique fantaisiste, mais un exercice historique sérieux." La phrase de présentation citée montre bien la difficulté du projet : il est à la fois une fiction - l'ouvrage ne va pas dire le cours réel de l'histoire - , et ce caractère fictif est corroboré par l'évocation de l'univers du "roman", mais, dans le même temps, cette fiction est le fait d'historiens qui entendent bien contribuer au savoir historique : le commentaire oppose au terme de "fantaisiste " (terme qui renvoie au dilettantisme, au mépris des usages) celui de "sérieux". En somme, le livre proposé ne se veut pas une fable mais une construction historique rigoureuse quoique en dehors des chemins habituels. 
"Jacques Sapir, entouré d’une équipe de spécialistes internationaux, se lance dans l’aventure de l’« uchronie », un genre littéraire très répandu chez les auteurs anglo-saxons qui repose sur le principe de la réécriture de l’histoire à partir de la modification d’un fait. Il ne s’agit pas de laisser libre cours à son imagination mais de déterminer un point de divergence, c’est-à-dire un événement, une décision qui aurait changé l’enchaînement des faits".  Le terme uchronie est un néologisme né au XIXe siècle - sur le modèle de utopie -, formé d'un "u" privatif et de "chronos" (le temps). Etymologiquement, le terme désigne donc un "non-temps", un temps qui n'existe pas. En littérature, c'est un genre qui repose sur le principe de la réécriture de l'Histoire à partir de la modification d'un événement. On parle aussi d'"histoire alternative" (alternate history) ou d'histoire contrefactuelle. L'événement modifié s'appelle le "point de divergence". Il est le socle sur lequel va pouvoir s'écrire une nouvelle histoire. L'un des auteurs les plus connus de ce genre littéraire est sans doute Philippe K-Dick (1928-1982), auteur de Le Maître du Haut Chateau (The man in the High-Castle, 1962), dans lequel il imagine que les forces de l'Axe sortent vainqueurs de la Seconde guerre mondiale. Mais les historiens anglo-saxons ont donné leurs lettres de noblesse au genre. En 1931 paraît à Londres une anthologie de textes écrits par des professeurs d'histoire des universités d'Oxford et de Cambridge sous le titre If it had happened otherwise (si cela avait eu lieu autrement) : Si les Maures avaient gagné en Espagne, Si Louis XVI avait eu un atome de fermeté, Si Napoléon avait gagné, Si Lee avait gagné la bataille de Gettysburg... (ce dernier texte est de Churchill). 
Gouvernement de Paul Reynaud, 6 juin 1940. On reconnaît eu second plan à droite Charles de Gaulle,
sous-secrétaire d'Etat au ministère de la Défense et de la Guerre
"Dans le présent ouvrage, c’est le « sursaut », c’est-à-dire la décision du gouvernement Reynaud de poursuivre la guerre malgré la défaite de la bataille de France en juin 1940 qui marque le début de l’histoire". 

En juin 1940, le gouvernement Reynaud, qui a gagné Tours puis Bordeaux face à l'avancée des troupes allemandes, est divisé entre ceux qui prônent la continuation du combat (Reynaud lui-même, président du Conseil, mais aussi de Gaulle), et ceux qui estiment que la France n'est plus en mesure de se battre (le maréchal Pétain, nommé ministre d'Etat et vice président du Conseil le 18 mai 1940). Le 16 juin 1940, ce sont les seconds qui l'emportent, par 14 voix contre 10, et la France abandonne donc le combat. C'est cet événement qui est choisi comme point de divergence dans l'ouvrage "1940, Et si la France avait continué la guerre...". Ici, ce sont les tenants de la poursuite des combats qui l'emportent, et la France continue la guerre. L'événement modifié devient un "sursaut"... 

"À partir de cet événement est élaboré un scénario le plus probable possible en tenant compte des capacités techniques, économiques, militaires des pays en jeu et des comportements connus des acteurs". On apprend donc que l’armée française a continué les combats qu’elle savait perdus (...). Cet exercice intellectuel, appuyé par des spécialistes de stratégie militaire, est surtout un moyen de reconsidérer les événements autrement que du point de vue de leur fin connue. On s’aperçoit ainsi que l’écrasante blitzkrieg (guerre éclair) et la supériorité militaire de la Wehrmacht relèvent plutôt de la propagande allemande que de la réalité, érigées comme vérité a posteriori pour expliquer la défaite française et justifier la signature de l’armistice. La défaite française n’était pas inéluctable, voilà la grande démonstration de ce livre".
Par son ouverture à de nouvelles manières d'écrire l'Histoire, par sa connexion avec les nouvelles technologies ( le projet est né sur Internet et se prolonge sur Internet, puisque le récit publié s'arrête en décembre 1940, mais la suite des travaux est disponible en ligne), par sa volonté - non affichée, mais implicite - de vulgarisation du propos historique , le projet qui porte le livre est séduisant. Il a néanmoins ses limites : ce sont des spécialistes de stratégie militaire qui réécrivent une histoire qui, de ce fait, est réduite à sa dimension militaire... Que deviennent dans cette approche l'étude des mentalités, l'attention portée à l'évolution de l'opinion publique? Autre réserve, sur le fond. Ce qui est présenté comme "la grande démonstration du livre", à savoir le fait que la défaite militaire n'était pas inéluctable, la supériorité militaire de la Wehrmacht étant d'abord un argument forgé par les partisans de l'armistice, n'est pas exactement une nouveauté historique... Enfin, le fait que les historiens "traditionnels" considèrent les événements du point de vue de leur fin connue - qu'ils ont permis d'établir - ne signifie en rien qu'ils posent cette fin comme "inéluctable". Leur démarche n'est effectivement pas de chercher des alternatives. Mais, par contre, elle vise à éclairer comment et pourquoi la "fin" connue s'est imposée.
Sources :
Le récit s’arrête en décembre 1940, mais la suite des travaux est disponible sur le site Internethttp://1940lafrancecontinue.org.
http://www.carto-presse.com/?p=771#more-771. C'est la présentation de l'ouvrage faite sur ce site qui est commentée ici.